« Less is more » est une expression qui a profondément marqué l’histoire de l’architecture et du design au XXe siècle. Cette philosophie minimaliste, qui prône la simplicité et l’épuration des formes, continue d’influencer de nombreux domaines aujourd’hui. Derrière ces trois mots se cache une histoire fascinante, des interprétations multiples et un impact considérable sur notre environnement bâti. Si cette maxime est souvent associée à l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe, ses origines sont en réalité plus anciennes et ses ramifications plus complexes qu’on ne pourrait le penser.
La véritable origine de l’expression « Less is more »
L’expression « Less is more » (en français « Moins, c’est plus ») est aujourd’hui indissociable de l’architecture moderne. Elle symbolise l’idée que la simplicité et la clarté mènent à une forme plus profonde de beauté. Mais d’où vient réellement cette formule devenue célèbre ?
Robert Browning : le poète précurseur
Contrairement à une idée répandue, l’expression « Less is more » n’a pas été inventée par un architecte. Sa première utilisation connue remonte à 1855, sous la plume du poète britannique Robert Browning. C’est dans son poème « Andrea del Sarto », consacré au peintre italien de la Renaissance, qu’apparaît pour la première fois cette formule. Dans ce texte, Browning fait dire à son personnage : « Well, less is more, Lucrezia: I am judged » (« Eh bien, moins c’est plus, Lucrezia : je suis jugé »). Le poète utilise cette expression pour suggérer qu’une œuvre peut être plus efficace ou plus belle lorsqu’elle est discrète plutôt que surchargée ou ornée à l’excès.
Cette première apparition littéraire reste relativement confidentielle pendant plusieurs décennies. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que ces trois mots prennent une nouvelle dimension.
Ludwig Mies van der Rohe : l’architecte qui popularisa le concept
Si Robert Browning a inventé l’expression, c’est bien Ludwig Mies van der Rohe qui l’a transformée en principe fondamental de l’architecture moderne. Né en 1886 à Aix-La-Chapelle en Allemagne et décédé en 1969 à Chicago, cet architecte et designer a fait de « Less is more » son mantra personnel et professionnel.
Mies van der Rohe est connu pour son approche minimaliste du design architectural, où la simplicité et la clarté étaient primordiales. Il s’empare de cette maxime dans les années 1920 et l’applique à ses créations, en privilégiant les lignes pures et les volumes simples. Pour lui, éliminer les éléments inutiles permettait de créer des œuvres plus ciblées, plus puissantes et plus efficaces.
Les années 1960 voient la popularisation définitive de ce slogan. Le concept « Less is more » devient alors l’un des fondements théoriques du minimalisme architectural, mouvement qui s’opposait aux « falbalas de la société de consommation ».
Le Bauhaus et le mouvement moderniste : terreau fertile du « Less is more »
L’adoption et la diffusion de cette philosophie ne peuvent être comprises sans évoquer le contexte architectural et artistique du début du XXe siècle, particulièrement marqué par l’émergence du Bauhaus et du mouvement moderniste.
Walter Gropius et la naissance du Bauhaus
Le Bauhaus, fondé en 1919 par l’architecte Walter Gropius, a joué un rôle crucial dans l’établissement des principes de l’architecture moderne. Cette école allemande d’art et de design visait à unifier les arts, l’artisanat et la technologie. Elle est rapidement devenue un incubateur d’idées novatrices qui ont influencé durablement l’architecture et le design.
Walter Gropius lui-même était fasciné par le monde industriel et sa capacité à produire des objets en série à moindre coût. Il voyait dans la conception industrielle une opportunité de démocratiser l’accès au beau et au fonctionnel. Cette vision rejoignait parfaitement l’esprit du « Less is more » : faire plus avec moins, atteindre l’essentiel en éliminant le superflu.
Ludwig Mies van der Rohe a d’ailleurs dirigé le Bauhaus de 1930 à 1933, avant la fermeture de l’école sous la pression du régime nazi. Cette période a certainement contribué à ancrer davantage sa philosophie minimaliste.
L’influence du Style International sur l’architecture mondiale
Le concept « Less is more » devient l’un des piliers du Style International, courant architectural qui se développe à partir des années 1920 et 1930. Ce style se caractérise par des formes géométriques simples, l’absence d’ornements, l’utilisation du verre, de l’acier et du béton armé, ainsi que par une attention particulière portée à la fonction plutôt qu’à l’apparence.
Le Style International s’est répandu dans le monde entier, influençant profondément la conception des bâtiments après la Seconde Guerre mondiale. Les principes défendus par Mies van der Rohe ont ainsi trouvé un écho dans de nombreux pays, façonnant l’esthétique des villes modernes avec des constructions épurées et fonctionnelles.
Le minimalisme architectural comme application concrète du « Less is more »
La philosophie « Less is more » s’est matérialisée dans plusieurs œuvres emblématiques qui illustrent parfaitement cette quête d’épuration et d’efficacité. Deux réalisations de Mies van der Rohe sont particulièrement représentatives de cette démarche.
Le Pavillon allemand de Barcelone : manifeste architectural du « Less is more »
Le Pavillon allemand conçu pour l’Exposition internationale de Barcelone en 1929 est considéré comme l’une des œuvres les plus importantes de l’architecture du XXe siècle. Créé par Mies van der Rohe en collaboration avec Lilly Reich, ce bâtiment incarne parfaitement la philosophie « Less is more ».
Le pavillon se distingue par ses lignes pures et sa composition minimaliste. Mies van der Rohe y utilise des matériaux nobles comme le verre, l’acier et quatre types de marbres différents (travertin romain, marbre vert des Alpes, marbre vert ancien de Grèce et onyx doré de l’Atlas). L’architecte crée des espaces fluides et ouverts, sans cloisons traditionnelles, permettant une circulation libre.
Détruit après l’exposition, le pavillon a été reconstruit à l’identique dans les années 1980, témoignant de son importance dans l’histoire de l’architecture. On peut y admirer également la célèbre chaise Barcelona, dessinée spécialement pour ce pavillon par Mies van der Rohe, devenue depuis une icône du design moderne.
Le Seagram Building : quand moins devient plus dans un gratte-ciel
À New York, le Seagram Building (1954-1958) représente l’application des principes minimalistes à l’échelle d’un gratte-ciel. Ce bâtiment de 38 étages, conçu par Mies van der Rohe en collaboration avec Philip Johnson, se présente comme un simple parallélépipède de couleur bronze posé sur une plaza en granit.
L’architecte y a exprimé sa vision du « Less is more » jusque dans les moindres détails. Le minimalisme de la composition illustre parfaitement sa devise. Pour obtenir une façade d’une régularité parfaite, Mies van der Rohe est allé jusqu’à imposer un système de stores à trois positions seulement (ouvert, mi-ouvert, fermé) et un éclairage uniforme.
Paradoxalement, ce bâtiment minimaliste fut, lors de sa construction, l’un des plus chers au monde en raison des matériaux nobles utilisés et de sa somptueuse décoration intérieure Cela démontre que le « Less is more » ne signifie pas nécessairement économie de moyens, mais plutôt économie de formes et concentration sur l’essentiel.
L’héritage contemporain de « Less is more » en architecture et au-delà
La philosophie « Less is more » a largement dépassé le cadre de l’architecture moderniste pour influencer de nombreux autres domaines. Son impact se fait encore sentir aujourd’hui, tant dans la conception des bâtiments que dans d’autres formes d’expression.
Du fonctionnalisme à l’architecture minimaliste contemporaine
Le principe du « Less is more » est étroitement lié au fonctionnalisme, courant architectural selon lequel la forme d’un bâtiment doit être exclusivement l’expression de son usage. Cette idée, résumée par la formule « la forme suit la fonction » attribuée à l’architecte Louis Sullivan, s’oppose à l’ornementation excessive des styles antérieurs.
Dans l’architecture contemporaine, cette philosophie minimaliste reste très influente. De nombreux architectes s’inscrivent dans cet héritage, comme les figures du minimalisme japonais ou européen. On retrouve cette approche dans des bâtiments modernes caractérisés par leur géométrie simple, leurs matériaux apparents et leur absence d’ornements superflus.
Le « Less is more » trouve aussi un écho dans les préoccupations environnementales actuelles. En effet, concevoir des bâtiments plus simples et plus efficaces peut contribuer à réduire leur empreinte écologique.
L’influence sur le design et les arts décoratifs
Au-delà de l’architecture, le principe « Less is more » a profondément marqué le monde du design. On le retrouve particulièrement dans :
- Le design d’intérieur : les espaces épurés, fonctionnels et dépouillés d’ornements superflus sont devenus une référence esthétique.
- Le design de produits : l’approche minimaliste d’Apple, par exemple, illustre parfaitement cette philosophie avec des objets aux lignes simples et à l’interface intuitive.
- Le design graphique : la clarté, la lisibilité et l’épuration sont devenues des valeurs essentielles dans la communication visuelle.
Cette philosophie a également débordé sur notre rapport aux objets et à la consommation. Le mouvement minimaliste contemporain, qui encourage à se défaire du superflu pour se concentrer sur l’essentiel, peut être vu comme un prolongement direct du « Less is more ».
Conclusion
« Less is more » est bien plus qu’une simple expression : c’est une philosophie qui a transformé notre rapport à l’espace, aux formes et aux objets. Née sous la plume d’un poète au XIXe siècle, popularisée par un architecte visionnaire au XXe siècle, cette maxime continue de résonner dans notre monde contemporain.
Si Ludwig Mies van der Rohe a fait de cette expression le symbole de l’architecture moderniste, c’est parce qu’elle incarnait parfaitement sa vision : en éliminant le superflu, on parvient à l’essentiel. Cette approche minimaliste, qui privilégie la clarté et la fonctionnalité, reste d’une étonnante actualité.
À l’heure où nos sociétés s’interrogent sur la surconsommation et l’accumulation, le principe « Less is more » offre une perspective rafraîchissante. Il nous rappelle que la valeur ne réside pas dans la quantité mais dans la qualité, pas dans la complexité mais dans la pertinence. C’est peut-être là que réside la force intemporelle de cette philosophie : elle nous invite constamment à repenser nos priorités et à redécouvrir la beauté de la simplicité.